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Dadi & Chet

Chacun d'entre nous pourrait relater une belle histoire d'amitié vécue entre deux êtres. Il y en a une qui m'a profondément marqué; je l'ai partagée par épisodes aux côtés de ces personnes qui me sont chères: Chet Atkins et Martel Dadi.

Feuilletons ensemble quelques pages de l'album souvenir...

Marcel Dadi est non seulement celui dont la musique a bercé mon enfance. Mais aussi le guitariste qui m'a révélé un des principaux éléments de la musique: le plaisir de celle-ci, lié à son aspect ludique. Cette notion est d'ailleurs bien contenue dans l'expression « jouer de la musique ». Il jouait comme il était, plein d'humour. Il a souvent été critiqué par ceux dont le plaisir est plus placé dans l'aspect élitiste et sectaire de la musique. Lui m'a appris la décontraction à un age où l'on peut vite finir en bête de concours si on est mal entouré. Je n'oublierai jamais Marcel et ferai toujours tout en sa mémoire...

Jean-Felix Lalanne

Rappels historiques

1973. L'un est américain au top de sa renommée, l'autre est un "petit" parisien de 22 ans qui vient de sortir son premier album, La guitare à Dadi dont les notes de pochette louent le talent de Chet Atkins, Merle Travis et Doc Watson. Ces styles de guitare illustrent le "finger style picking" et ont littéralement fasciné Marcel après que le virus lui ait été inoculé par deux de ses proches amis: Bernard Laux et Bernard Photzer, générant ainsi l'illumination. Marcel s'use alors les doigts et déchiffre à l'oreille les plans de ses idoles en nourrissant le secret espoir de les rencontrer un jour, occasion qui allait d'ailleurs se concrétiser assez rapidement, mais là Marcel était encore à cent lieues de pouvoir imaginer le miracle dont il allait bénéficier!

Qu'est-ce qui pouvait donc amener le Maître et l'élève à se rencontrer? Marcel n'était jamais avare de confidences, et même si certains pensent encore que cette histoire est incroyable, l'initiative est vraiment venue de Chet lui-même. Au cours d'une tournée à Londres, il décide de faire un saut à Paris pour faire la connaissance de ce petit parisien qui lui rendait hommage au travers de ses morceaux.

La rencontre a lieu à l'hôtel Plazza-Athènée le 24 novembre 1973, et j'entends encore Marcel relater les heures exaltantes passées avec Chet. Echanges d'anecdotes entre les deux compères, où l'immense bonheur de Marcel n'avait d'égal que l'étonnement de Chet devant ce jeune Français qui lui ressortait un à un tous ses plans! On dit même qu'il existe une cassette quelque part de cette première réunion. Mais vous savez, ce que les gens disent!...

Ce qui est certain, c'est qu'à compter de cette date, Marcel ne sera plus le même, guitaristiquement parlant. Tout se passe comme si, d'un coup de baguette magique, il avait accaparé une part du talent de Chet. L'échange avait autorisé la confrontation des plans, des doigtés, des phrasés (il faut rappeler qu'on ne bénéficiait pas des vidéos à l'époque!) et le jeu de Marcel s'est dés lors considérablement affiné. Les deux artistes s'étaient spontanément liés d'amitié, une amitié profonde, indéfectible, et qui se transformerait petit à petit en intimité familiale, dépassant largement le cadre de la musique.

Ils se retrouveront un peu plus tard, en 1975, lorsque l'envie d'aller enregistrer à Nashville travaillera Marcel au corps! Dadi's Picking et Lights up Nashville ont étonné beaucoup de ses fans à l'époque car la savante synthèse de country jazz qu'il développait laissait une grande place aux chorus des musiciens. Il en résulte une impression d'unité et de cohésion, un accomplissement qui suscite encore l'enthousiasme aujourd'hui à l'écoute des albums. Frustré par d'autres obligations professionnelles, Chet n'a pu figurer à l'affiche mais il était présent à bon nombre de séances d'enregistrement. C'est aussi la période du grand coup de boost pour la publication des tablatures. La Méthode à Dadi en a enthousiasmé plus d'un, établissant Marcel comme LE pédagogue en ce domaine et permettant ainsi à tout un chacun tant soi peu motivé d'accéder à un répertoire souvent considéré comme hors de portée. Avec le recul, le rôle de "faciliteur" qu'il a joué à l'époque me semble incommensurable!

Il faudra attendre 1977 pour que Marcel puisse faire venir Chet Atkins à Paris, et ceux qui ont eu la chance de vivre tout ou partie de cette série de concerts se souviennent encore de la charge émotionnelle qui planait à l'Olympia en décembre 1977! Beaucoup de Français n'avaient encore jamais vu Chet, le « Country gentleman »et c'était une occasion unique de l'approcher un peu. Et je me souviens avoir vu beaucoup de jumelles de théâtre sortir de leur étui...

Alors, direz-vous, qu'est-ce qui a pu susciter de la part de Marcel un tel engouement, un tel amour pour Chet, puisqu'il s'agit bien de cela en définitive?

Il y a sans doute plusieurs réponses mais un petit aparté s'impose déjà afin de cerner la personnalité de Chet Atkins, qui s'est révélé être un musicien d'une finesse et d'une sensibilité insoupçonnables, et assurément le meilleur guitariste connu à ce jour pour son finger picking.

Debuts musicaux

Né le 20 juin 1924 à Luttrell, Tennessee, Chester Burton Atkins subit très jeune l'influence de son frère aîné, Jim, guitariste accompli, ainsi que de son père, professeur de piano. En raison d'une santé fragile, Chet passe plus de temps à jouer de la musique et à écouter la radio qu'à effectuer les travaux habituels de la ferme. Aussi bizarre que cela puisse paraître aujourd'hui, ce n'est pas à la guitare qu'il fit ses débuts musicaux mais à l'ukulele, et surtout au fiddle. Il joua de ce dernier instrument durant de nombreuses années, "quand même assez mal' reconnaît-il volontiers. Ne se sentant pas de dispositions spéciales pour le violon, il prit une décision primordiale pour la suite des événements, celle de se consacrer exclusivement à la guitare et de devenir un soliste ayant son style propre. Un jour, il entendit Merle Travis à la radio, ce fût un véritable choc et iI se demanda pourquoi tous les guitaristes ne jouaient pas dans le même style! Il décida ce jour-là que le finger picking était LA manière de tirer le meilleur parti de l'instrument, et s'orienta fermement dans cette direction. Par la suite, d'autres guitaristes l'influencèrent et l'amenèrent à concrétiser son style. Chet nous parle de Les Paul, Georges Barnes, Django Reinhardt, et la pratique commençait à produire des résultats et on finit par reconnaître son talent. A tel point qu'à un moment donné, il était devenu le guitariste le plus demandé des sessions d'enregistrement. Lui qui avait modelé son style au fil du temps grâce aux autres était maintenant copié par tous! Sa capacité d'intégration ajoutée à son sens inné des affaires convainquirent les responsables du département d'édition musicale de RCA à Nashville qu'il était l'homme qu'il leur fallait pour diriger les studios d'enregistrements naissants. Assistant de production dés 1952, Chet est nommé arrangeur et responsable de la production NashviIlienne, avant d'accéder à la vice présidence de cette branche en 1968. Il supervise alors presque tout ce qui se fait en country dans le sud des Etats-Unis. C'est dire la part qu'il a pu prendre dans l'évolution de cette musique.

La centaine d'albums témoins de son activité nous montre que Chet a pratiquement tout abordé: le blues, le flamenco, le rock, le jazz, la pop, la musique classique et, où qu'il se produise dans le monde, il est chaudement reconnu comme virtuose. Le seul ennui, dit-il, c'est que "lorsque je joue du classique, cela se met à ressembler à de la country music, mais je ne ferai rien pour changer cela!" Et c'est vrai, dès que Chet prend une guitare et égrène une mélodie en picking, les notes dansent, swinguent, s'épanouissent d'une manière que personne n'arrive à reproduire. Il n'y a qu'un seul Chet Atkins! Comment s'étonner alors que le jeune Marcel Dadi, découvrant les somptueux 33 tours du Maître dans les années 60, soit subjugé par cette approche particulière où basses, accompagnement et mélodie s'harmonisent simultanément, jusqu'à tomber amoureux de ce fameux « magic finger style »

S'il fallait ajouter un geste destiné à sceller une amitié, on pourrait mentionner le mariage de Marcel, en ce mois de décembre 1977, où Chet Atkins était l'un de ses témoins, excusez du peu I...

Toutes les occasions de se retrouver seront bonnes. En 1982, il suffira à Marcel de traverser le channel pour se joindre à Chet sur la scène du Her Majesty Theater. Et là, petite surprise au menu, un jeune garçon de il ans fait ses premiers pas aux côtés de Chet, il s'appelle Richard Smith...

En 1989, I'Atkins-Dadi Guitar Pickers Association voit le jour. Une association marquée du sceau de ces deux noms n'est-elle pas bien parrainée? La ville d'Issoudun en sera l'ambassadrice et permettra à la guitare de bénéficier d'une structure capable de rayonner au niveau national.

Et les événements s'enchaînent...

1988, festival de guitare de Martinique, Chet et Marcel s'en donnent à coeur joie dans leur numéro de duettistes, sous l'oeil complice de Jean-Félix Lalanne. Ceci constituera les prémices du programme que les deux amis vont nous concocter au festival de guitare de Cannes, en 1990. Cette année-là restera également gravée dans beaucoup de mémoires... Chet et Marcel, arborant la même chemise, ont revisité d'une manière vivifiante les grands titres de Jerry Reed, Merle Travis, sans pour autant négliger les leurs. Deux flashes réapparaissent... Un grand moment d'émotion lorsque Marcel et Chet démarrent en picking "La Vie en Rose" et que toute l'assistance entonne la chanson, et une immense rigolade lorsqu'un "vol" de poupées s'élevant en l'air est venu ponctuer une blague (empruntée à Jerry Reed) que Chet avait l'habitude de raconter à l'époque: "Ce morceau plaît tellement que les mamans américaines en jettent leurs bébés en l'air!"Chet Atkins

À l'issue des concerts et master class, Chet et Marcel sont conviés à un banquet mémorable, lui aussi, car beaucoup de participants leur témoignent une chaleureuse sympathie en interprétant quelques titres de leurs répertoires respectifs. Marcel est radieux, Chet dissimule mal son émotion: "Vous m'avez fait vivre l'une des plus belles semaines de ma vie ". balbutie-t-il avant de couvrir son visage de ses mains... Marcel l'étreint d'un geste plein de tendresse filiale et lui murmure: "We love you Chet!"

40 ans à Nashville

1991 sera l'année de toutes les synergies. Pour la première fois, un groupe de 30 guiraristes français franchit la grande flaque pour se rendre à Nashville et participer à la Caas (Chet Atkins appreciation society) dirigée par Mark Pritcher, son président. Cette convention de guitare est le rendez- vous annuel de tout le "gratin" guitaristique. Hormis les multiples honneurs dont Marcel a été gratifié, nous avions tous été sensibles à la célébration-surprise de son anniversaire lors du bouquet de clôture. Marcel pouvait-il rêver d'une plus belle fête pour ses 40 ans?

Enthousiastes, nos hôtes ont promis de nous rendre la politesse à Issoudun, Chet Atkins entête auquel se sont joints Albert Lee, Larry Coryell, Thom Bresh et bien d'autres références mondiales. Il faut dire que ce rendez-vous d'lssoudun 91 a été absolument grandiose! Organisé autour du salon Guitar expo, les trois jours de la manifestation ont drainé tous les membres de la famille musicale, et permis d'établir naturellement la passerelle entre fabricants, concepteurs, importateurs et utilisateurs. De rencontres en master class, d'expo de lutherie en concerts, les journées n'ont pas été assez longues pour tirer tout le bonheur possible des cordes et de l'ambiance qui les entourent.

C'est ce week-end de novembre que la nouvelle du décès d'Yves Montand nous est parvenue. Chet Atkins a tenu à lui rendre un vibrant hommage en interprétant une version solo chargée d'émotion du célèbre thème "Les Feuilles mortes?

Frustré de ne pas avoir pu bénéficier de la présence de Chet sur ses enregistrements de 1975, Marcel revient à la charge. Même fougue, même swing, Marcel excelle encore une fois dans ce rôle fédérateur qu'il semble affectionner: s'entourer de musiciens tous plus prestigieux les uns que les autres et les placer en situation inhabituelle afin de les forcer à aller puiser aux limites de leur talent. J'obtiens ce résultat parce qu'au cours des séances, je lutte toujours pour qu'ils ne simplifient pas la grille harmonique, qu'ils ne substituent pas tel accord à tel autre. En fait, notre mentalité harmonique européenne les prend à contre-pied?

Les trois CD Nashville Guitar Trilogy sortiront séparément au cours des années suivantes avant d'être commercialisés dans un coffret - avec tablatures bien entendu.

Marcel adorait se rendre chaque année à la CAAS. En 1994, constatant son absence. Chet, lors du concert de clôture, a demandé au millier de participants d'entonner avec lui: "Marcel, we wish you were here" ("Marcel, on aurait aimé que tu sois là"), enregistré pour que cela lui soit transmis.

La marelle

D'année en année, les liens se tissent toujours plus serrés entre les deux compères et, en 1995, une idée complètement folle est émise par un fou: laisser l'empreinte de Marcel Dadi au Country Music Hall of Fame! Les premiers contacts sont pris et Chet Atkins, Mark Pritcher, John Knowles, Frédèric Leibowitz et votre serviteur vont s'employer en grand secret à organiser la cérémonie qui a eu lieu en juillet 1996. Marcel reçoit donc son étoile, qui figure maintenant au "walkway of stars" aux côtés de Maybelle Carter et proche de celle de Chet, Jerry Reed, Merle Travis et Doc Watson. C'est la première fois qu'un étranger (non américain) recoit cette distinction. Il me revient une anecdote à propos de cette cérémonie. Le sol du Country Music Hall of Fame est presque totalement recouvert de plaques carrées représentatives des étoiles décernées. Et, spontanément, Marcel s'est mis à jouer à la marelle sur cette mosaïque. John Knowles s'est alors exclamé: "Je n'avais encore jamais vu quelqu'un faire ça!"

Marcel Dadi et Pierre danielou

Tout le monde connaît la suite, la fin tragique de Marcel à bord du vol 800TWA. Le rideau s'est baissé sur un artiste qui a indéniablement marqué la vie musicale française. Il avait maîtrisé les techniques des aînés et adopté une attitude de vulgarisateur, au sens noble du terme. Je n'oublierai jamais son rire, son sens de l'autodérision, son humour, que l'on retrouvait jusque dans ses compositions de "Dadi Blue", "Poor Lonesome Dadi", "Marcel Samba", "La Marcellaise". Il partageait ce don avec son autre idole -et ami de Chet- Merle Travis, que Marcel regrettait de n'avoir jamais pu rencontrer.

Je suis absolument certain qu'ils sont tous deux en train de confronter leur version de "Saturday Night Shuffle" au Paradis des guitaristes!

Pierre Danielou