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Interview paru dans Rock and Folk 1977

Pour Marcel Dadi, cette fin d'année 77 aura vu la concrétisation de ses rêves les plus chers: l'Olympia en compagnie de Chet Atkins, un mariage avec ce même Chet pour témoin. Et voilà que de surcroît «Rock & Folk» va l'interviewer! En l'espace d'une semaine, c'était presque trop pour Marcel.
C'est en plein lunch de mariage que j'ai débarqué, magnéto en bandoulière, et le champagne coulait à flots (dommage qu'en service je ne boive que du jus de fruits). En allant voir Dadi. l'idée était de connaître son opinion sur d'autres guitaristes, Pour cela, rien de tel qu'un bon vieux blindfold test bien dosé. La liste comportait vingt noms, mais, à notre grande surprise, Marcel s'avéra incapable d'en reconnaître plus de deux. Il s'explique d'ailleurs là-dessus de façon fort pertinente. Côté blind date, ce fut donc le bide. Mais Dadi fit sur chaque guitariste des commentaires fort intelligents d'un point de vue technique, commentaires qui devraient intéresser tous les guitaristes en herbe, et les autres. Laissons-le d'abord s'expliquer sur son manque de connaissances en matière de guitaristes. sa façon de les juger, et ce que doit être un bon guitariste.
« Au point de vue influences, j'ai été très limité parce que le connaissais peu de choses. A l'époque où je jouais du R'n'R, je n'avais pas assez d'argent pour avoir une discothèque, et je choisissais soigneusement les disques que je voulais. D'ailleurs, à la limite, je subissais surtout l'influence des disques que mes copains avaient. parce qu'en plus je n'ai jamais eu de tourne-disques. J'ai surtout été influencé par Clapton et par Beck. mais depuis l'ai décroché de leur musique lorsque le me suis dirigé vers un autre style, Au point de vue technique, j'ai quand même gardé les plans de l'époque, Mais si c'est un test pour me faire reconnaître des guitaristes, je vais avoir beaucoup de mal,..
Je ne prends pas en considération la popularité des gens pour donner mon jugement: je les situe toujours en tant que guitaristes. et je juge en fonction de ce que j'entends, Le critère de comparaison que j'ai, c'est moi: à partir du moment où on me dit qu'untel est un grand guitariste et qu'à la première écoute j'arrive à faire ce qu'il fait. alors je dis non, ce n'est pas un grand guitariste! J'ai côtoyé des guitaristes qui m'en ont mis plein la tête, qui m'ont vraiment fait comprendre ce que c est que de jouer de la guitare, c'est pourquoi je suis vraiment dur avec d'autres guitaristes et avec moi-même. Parce que j'ai le même jugement vis-à-vis de moi-même. Bon, les tablatures en sont la preuve: à partir du moment où on explique aux gens comment il faut jouer les morceaux, il y en a beaucoup qui jouent comme Dadi...
Le bon guitariste, c'est celui qui joue bien du jazz, Qui connaît TOUTES les harmonies, et qui a des notions de théorie et de TECHNIQUE. On essaie toujours de mettre la technique à part, mais malheureusement, si on ne possède pas la technique on ne fait rien du tout. Pour pouvoir exprimer ses sentiments sur un instrument, il faut être capable de bien en jouer.»

Pour le blind date, les morceaux choisis étaient dans la mesure du possible des instrumentaux.
ERIC CLAPTON: «Why Does Love Got To Be So Sad»(Dominoes «In Concert»)
M.D. - Il utilise une pédale jumelée de wah-wah et de volume.., je pense que c'est une Gibson, parce que il a un son très chaud... Ça, c'est un très, très bon guitariste: non seulement il a de bons plans, mais en plus il a des idées originales.
J.LL - Clapton.
M.D. - C'est vraiment le premier guitariste qui m'ait accroché, et là ça tombe bien parce que je ne connaissais pas ce disque. C'est un des rares que je trouve vraiment originaux, car il a toujours des idées qui se renouvellent. Sur la pochette on le voit avec une Fender, mais je suis persuadé que sur ce morceau il jouait sur Gibson, Pour l'accès aux aigus et le sustain, et puis la distorsion était presque naturelle. Sur une Strato, il faut recourir à des expédients pour avoir ce son.
PETER GREEN «Fleetwood Mac» «The Ogiginal fleetwood Mac»)
M.D. - Plus blues y, déjà... c'est bien, phrasé très coulé... à sa façon de jouer, je dirais que cela doit être un guitariste chanteur... je dirais Winter, mais je n'en suis pas sûr. il a tout de même un peu le style dépouillé de Winter... Il utilise tous les clichés du blues, mais il joue très, très bien. J'aimerais bien l'entendre jouer autre chose que du blues, J.L.L - C'est Peter Green.
M.D. - Je ne connaissais pas. Côté technique, ce qu'il fait c'est évident. C'est un bon guitariste de blues, mais il y an a sûrement des dizaines qui pourraient faire ça. Mais c'est pas Clapton.
ALVIN LEE: «Woodchoppers Ball» (Ten Year's After « Undead»)
M.D. - A priori, il utilise un artifice de distorsion... c'est du faux jazz... c'est un guitariste de rock qui a voulu jouer jazz y mais qui apparemment n'a pas réussi parce qu'il s'enferme toujours dans le même truc. Il manque d'idées, parce que dans ce qu'on a entendu jusque là il a refait trois ou quatre fois la même chose. De façon différente. mais c'est la même chose au point de vue découpe rythmique... là il remplit, c'est pas du tout improvisé. Je veux dire que c'est un chorus construit, et il n'arrive pas à en sortir. justement parce qu'il n'improvise pas.
J.L.L - A ton avis, il joue vite?
M.D. - Non, pas du tout. Il utilise beaucoup de pull-up et de hammer et on a l'impression qu'il joue vite, mais ça pisse pas loin, regarde: «Dadi prend se guitare et joue exactement en même temps qu'Alvin Lee». C'est vraiment pas un super-guitariste. Anglais?
J.L.L - Oui, Alvin Lee.
M.D. - Ça ne me surprend pas. J'avais entendu des trucs d'Alvin Lee, et ça ne m'avait pas plu. Là, j'aime pas beaucoup employer ce terme, mais son chorus c'était vraiment de la frime. Autant que je me souvienne, il avait une Gibson 335 trafiquée avec des micros de Strato. Tu vois, je t'ai dit qu'il utilisait quelque chose car se distorsion n'est pas très naturelle, c'est peut-être à cause des micros Fender.
BERT JANSCH/JOHN RENBOURN: « Sally Go Round The Roses» (Pentangle «Basket 0f Light»)
M.D. - C'est pas Pentangle? Oui, je reconnais les voix de Jansch et Renbourn. Je les connais bien personnellement. J'étais très intéressé par le style de Renbourn. (premier chorus) LÀ, c'est Renbourn qui joue, il a un son beaucoup plus doux que celui de Jansch. A l'époque, sur des albums comme «Another Monday» il utilisait une Gibson J45 qu'il désaccordait presque à fond pour avoir des cordes très molles. C'est marrant, parce que la première guitare folk que j'aie eue était justement une J45 qui avait les mêmes clés que celle de Renbourn. Comme ce ne sont pas les clés d'origine, je me suis toujours demandé si c'était pas celle de Renbourn. J'ai commencé À apprendre la technique picking sur des disques de Chet Atkins, et un peu plus tard un ami m'a montré «Angie» de Davy Graham, qu'il avait découvert sur un disque de Bert Jansch. Ça me changeait du picking régulier, et j'avais appris «Angie». Ensuite je me suis payé « Another Monday», et j'ai travaillé les morceaux de Renbourn. J'ai beaucoup aimé Renbourn, beaucoup, beaucoup. J'ai beaucoup moins aimé Jansch. Et j'ai décroché de Renbourn parce qu'il partait dans le trip Moyen Age. Je préférais alors travailler des morceaux classiques. Jansch ne m'a jamais beaucoup accroché, À part dans un truc comme «Come Back Baby» Eux n'utilisent pas d'onglet. ils claquent les cordes avec le pouce. Ça, c'est une caractéristique du style anglais. Jansch a un style plus agressif, alors que Renbourn est tout en douceur. Même quand il attaque les cordes, il a un son un peu dobro.
LOWELL GEORGE: «Teenage Nervous Breakdown» (Little Feat «Sailing shoes»)
M .D. - Il utilise super bien le slide, parce qu'il joue juste, ce qui n'est pas toujours évident quand on joue du slide. Beaucoup de gens font l'erreur de placer leur slide au-dessus de la case, alors qu'il faut le placer au-dessus de la barrette pour avoir la note juste. Parce qu'on sait que c'est le contact de la barrette sur la corde qui donne la note juste, donc il faut placer le slide au-dessus de la barrette, et c'est moins évident. C'est d'ailleurs le problème qu'ont les bassistes qui jouent en fretless, et souvent ils mettent des
fausses barrettes pour avoir des repères.
J.L.L. - C'est LoweIl George, le guitariste de Little Feat.
M.D. - Je connaissais le groupe, mais pas le guitariste. Cela dit, il joue très, très bien. En plus il a des idées, parce que souvent les joueurs de slide, comme ils jouent en open-tuning, se contentent de jouer juste sans trop se hasarder dans des coins périlleux. Alors que lui il n'a pas peur d'aller un peu partout. Un autre truc que les gens ne savent pas toujours, c'est que pour bien jouer en slide il faut se servir aussi des autres doigts.
JOHNNY BURNETTE: «Rock Billy Boogie»(«Rock'n'Roll Trio»)
M.D. - Je ne jurerais pas de la guitare, mais je dirais Fende,' perce que ça sonne assez sec... c'est vraiment les débuts, hein, enfin je veux dire c'est tous les plans qui pouvaient nous séduire À l'époque. On regarde ça maintenant en rigolant, parce que c'est vraiment l'ABC.
J.L.L. - Tu penses que, techniquement. les guitaristes de la fin des fifties étaient très primaires?
M.D. - Non, non, pas techniquement, attention. Vers 1959 il y avait aux USA des musiciens extraordinaires, mais le problème c'est que ce style était nouveau et qu'il leur fallait trouver autre chose, créer d'autres clichés. (Je lui montre la pochette.) Oui, c'est une Fender. Ça doit être même une Esquire. C'étaient les premières Telecaster, et elles n'avaient qu'un seul micro qui était celui des aigus. Et il y avait un autre modèle identique, mais avec deux micros, qui s'appelait Telecaster. D'ailleurs les premières Telecaster se sont appelées Broadcaster pendant six mois. un an. Ensuite Fender a été attaqué par Gretsch, qui avait déposé le nom de Broadcaster pour une batterie. Alors la Broadcaster est devenue Telecaster, parce que la télé devenait À la mode... Les premières Broadcaster avaient le manche blanc. Celle qu'ont des gens comme Roy Buchanan sont des Broadcaster, donc très vieilles, de 1948. Les premières Strato, elles datent de 1954.
JEFF BECK: «I Can't Give Back The Love I Feel For You» («Jeff Beck Group»)
M.D. - Ça, c'est un très bon guitariste, parce que dans la note même, même quand il joue pas grand-chose, "ça passe", tu comprends. Il se passe quelque chose. C'est exactement le type de morceau que j'aime beaucoup, parce que c'est un morceau mélodique. C'est très beau, c'est construit, ça laisse la place à l'imaginetion et à la beauté. Il joue des notes qui ne sont pas là par hasard. Il a beaucoup de goût. Qui est-ce?
J.L.L. - Beck.
M.D. - D'accord! (rires) Je ne l'avais pas reconnu, mais on sent tout de suite que c'est un super-guitariste. Ce que j'aime chez lui, c'est son sens de la composition. Il y a du travail dans ses morceaux, ce n'est pas de l'improvisation. La composition c'est de l'improvisation ordonnée, c'est-À-dire que l'on improvise chez soi jusqu'à ce que l'on trouve la note qui convient. Il ne faut pas dire aux gens que parce que l'on n improvise pas on n'est pas un bon guitariste. Je crois qu'un bon compositeur vaut tous les improvisateurs du monde. Un compositeur a essayé toutes les notes avant d'en prendre une qui lui a semblé la plus efficace. Et ça, dans ce morceau-là, c'est gros comme une maison. Ensuite il joue l'harmonie, puis la tierce. Pas la quinte, parce que la quinte lui plaisait peut-être moins. C'est ça que j'ai toujours aimé chez lui et chez Clapton. Parce que, quoi qu'on dise, Clapton n improvise pas. Clapton joue mélodique, c'est très, très suivi, Il y en a un autre que j'aime beaucoup aussi, c'est Santana. Je les mettrais tous les trois ensemble, parce qu'ils ont quelque chose de beau.
JIMI HENDRIX: «Up From The Skies»("Axis BoId As Love")
M.D. - C'est les plans du blues, mais joués intelligemment! Il y a des sons intéressants.., je mettrais ça dans l'école Hendrix.
j.L.L. - C'est lui.
M.D. - Ouais, c'était pas évident quand même. Il a pas fait grand-chose dans ce morceau. Ses plans étaient classiques, mais avec la brillance en plus. On sent quand même le guitariste derrière, et là c'était la porte ouverte vers quelque chose d'autre. Mais là, tu m'as tendu un piège...
MIKE BLOOMFIELD: «AIbert's Shuffle»(Super Session)
M.D. - C'est très bien, et il joue d'une Les Paul Standard, il joue en sol, et lui je mettrais dans le paquet avec Beck. c'est la même école.
J.LL. - Bloomfield.
M.D. - Je l'avais en tête parce que c'est un guitariste que je reconnais entre tous assez facilement, mais comme je me suis bien planté jusque là, j'osais pas le dire... (rires) Mais c'est du très bon blues.
SANTANA: «Sonny Boy Wiliamson» («Live Adventures of Al Kooper & Mike Bloomflield»)
M.D. - LÀ aussi, on dirait la même guitare.., mais je sais pas.
J.LL. - Santana en 1968.
M.D. - Je l'aurais pas reconnu, mais ça se situe dans la même génération. Il y a eu à cette époque (1967/8) quelques guitaristes qui sont sortis et qui avaient vraiment autre chose à proposer: même dans l'attaque des cordes. Hendrix était à part, mais sinon c'est l'école anglaise lancée par les Cream.
CHARLIE CHRISTIAN: «Wholly Cats»
M.D. - Ça, c'est fabuleux, le jeu en rythmique dans ce genre d'orchestre, C'est un peu comme les joueurs de banjo à quatre cordes. D'ailleurs, l'un a remplacé l'autre, Ils avaient une notion fantastique des accords, c'est-à-dire que là où nous on a l'idée de jouer quatre accords, eux pouvaient en faire trois fois plus qui sont des renversements, des décompositions, des inversions, etc... ils avaient le sens du swing et de l'accompagnement. Ça sonne comme les premières guitares électriques. C'est vieux, non?
J.LL. - 1939. Charlie Christian.
M.D. - Là c'est facile parce que, quand tu m'as dit la date, il y avait pas beaucoup de chances pour que cela soit quelqu'un d'autre. Il n'y a rien à dire sur lui il était tellement formidable, c'est l'équivalent de Django. Il a tellement apporté. Faire ce qu'il faisait en 1939... et moi je suis là, en 77. à rêver. Pas au point de vue technique, perce que si je passais une heure sur le morceau je pourrais le jouer. Mais la différence c'est que lui le faisait sur n'importe quel morceau. Je serais capable de copier, mais pas d'inventer, c'est ça la différence. Django et lui étaient capables d'INVENTER quelque chose qui soit en dehors du temps.
ROY BUCHANAN: « Hey Joe» («That's Why I Am Here For»)
M.D. - Il joue très dur et très bien... très construit... très technique. Plus technique que beaucoup d'autres qu'on a entendus. Je veux dira qu'il fait moins attention à la couleur de ce Qu'il joue qu'aux notes qu'il joue. Il a une main gauche très dure. Cela doit être une Fender. Le chanteur gâche un peu... Montre.., 0ui c'est donc une Broadcaster. Il sait où il va, il a travaillé ses idées, il y a une espèce d'assurance dans ce qu'il fait qui est beaucoup moins sensible chez les autres. En dehors de Beck et Clapton. bien sûr. J'exprime difficilement ce que je pense de lui, mais j'aime beaucoup. La technique prend le pas sur ce qu'il exprime, parce que c'est pas ça l'important pour lui, Tu sais, Buchanan joua beaucoup avec ce système de faire sortir l'harmonique avec le médiator. Il joue la note naturelle avec le médiator et il la bloque tout de suite avec l'ongle, ça fait ressortir l'harmonique (démonstration). Tu vois, c'est un petit plan technique qu'utilise beaucoup Buchanan.
AL DIMEOLA: « Land 0f The Midnight Sun»
M.D. - Techniquement il est très bon, mais c'est un style dont je n'abuserais pas, parce que je ne suis pas capable de comprendre cette musique et je m'en lasserais parce que je n'aime pas être trop longtemps mis en présence de mon manque de culture... (rires)
WES MONTGOMERY: «Airegin»
M.D. - Cela pourrait être Tal Farlow, Kenny Burrell, Barney Kessel, tous des grands musiciens en tout cas. C'est Wes Montgomery? Hmmm je suis incapable de voir la différence entre certains guitaristes de jazz.
J.L.L. - Et le fait qu'il joue très souvent en octaves?
M .D. - Non, on a fait un plat de ça, mais il y a tellement de guitaristes qui jouent double depuis des années, bien avant Montgomery. Là aussi je pense que c'est un manque de connaissances de ceux qui ont lancé ça. Django aussi a beaucoup joué en double. Simplement, il jouait avec médiator. Il jouait même an triple, Django
J.L.L. - Quelque chose à dire sur le fait qu'il jouait toujours sans médiator?
M.D. - Non, sinon que ça s'entend, on sent dans ses octaves la douceur de l'attaque du pouce qui donne ce son pulpeux.
JOHN McLAUGHLIN: «Joy» («Shakti»)
M.D. - (immédiatement) McLaughin, parce qu'il n'y a que lui qui puisse faire ça (rires). McLaughlin est un guitariste qui me sidère: lui il joue vraiment rapidement. Il est très fort musicalement.
C'est ce que je disais tout à l'heure: il a la théorie, le pratique, le technique et le sentiment. Il arrive à un style qui est aussi mon idéal, c'est-à-dire un jazz très poussé mais qu'on ne peut pas aborder si... je peux aller plus loin même, je vais critiquer les gens qui prétendent pouvoir comprendre ça sans en jouer. Quand je vois des gens me dire McLaughlin c'est super, ils ne comprennent rien du tout, c'est pas possible. Parce que c'est une musique tellement haute qu'on ne peut pas suivre si on n'a pas de notions musicales. McLaughlin, si on ne comprend pas c'est ennuyeux, parce que c'est une musique purement théorique, pratique et technique. Et le sentiment arrive quand on a ces trois ingrédients. A la limite, c'est presque le plaisir de celui qui joue. Alors à l'écoute, le plaisir ne peut pas être transmis, c'est pas possible. Que l'on aime l'atmosphère, l'ambiance qui s'en dégage, d'accord Mais qu'on ne vienne pas me dire « c'est super, McLaughin, je comprends sa musique », parce que c'est du snobisme et du mensonge total. Il faut être McLaughlin pour comprendre, ou alors être très proche de lui. Personnellement, il y a des trucs que je comprends, il y a des trucs faciles. Mais il y en a d'autres où je suis complètement perdu, parce qu'harmoniquement j'ai l'impression que c'est faux! Tout ça parce que mes connaissances, qui sont occidentales, ne me permettent pas de ressentir certaines harmonies qui sont le fruit d'une éducation et d'une culture totalement différentes, Il y a des gens qui ne peuvent pas sentir la musique arabe, pourtant c'est une musique très riche, fabuleuse: seulement on n'arrive pas à la comprendre parce qu'elle a une autre texture. Alors quand un pékin vient me dire « ouaah McLaughlin il a du feeling», je rigole. C'est bien d'avoir des gens comme McLaughlin, mais il est trop fort, en avance de dix ans. Mais c'est pas sans espoir, parce que je crois en l'avènement de la culture musicale en France. Pour le moment, on a tellement peu de musiciens. Moi-même, quand j'écoute ça je me dis que je suis un pauvre musicien. Aux USA il y a des professeurs et des écoles pour ça: quand je vois une école comme Berkeley, c'est fabuleux. En France on est obligé de se débrouiller avec son tourne-disque, c'est notre seul professeur. Mais il arrivera, le jour où... Bon. On a des exemples, des gens comme Ponty, Grappelli, ce sont des génies, mais lorsque ces gens-là pourront structurer leurs connaissances à l'intérieur d'écoles, À ce moment-là en France on aura des grands musiciens, parce qu'on a le potentiel. Et le force des Américains vient du fait qu'ils ont les moyens d'exploiter leur potentiel. C'est pourquoi je dis: « McLaughlin je comprends pas, mais j'ai envie de comprendre.»

propos recueillis par JEAN-LOUIS LAMAISON