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Stefan Grossman


Stefan Grossman, né en 1945 à New York a vécu jusqu'en 1967 dans sa ville natale. Il s'installera d'abord en Angleterre durant trois années, puis se fixera à Rome.

Le Disque: Quand as-tu commencé à jouer de la guitare et avec qui ?

Stefan Grossman: J'ai débuté lors de ma neuvième année et j'ai appris à lire la musique et la théorie en général. Je jouais des airs comme 'Tea for two' et 'Autumn leaves'. Mais ce genre de musique ne m'intéressait pas vraiment et c'est pourquoi j'ai abandonné la guitare vers 11 ans. Je repris du service quatre ans plus tard Deux mois après. j'ai rencontré Gary Davis. Il habitait à Harlem dans le ghetto noir de New York, exactement dans la 169 rue. dans Clement Avenue, cette rue était considérée comme ayant le plus fort taux de délinquance et de criminalité aux Etats-Unis. Et je rencontrais là. ce vieil homme aveugle, qui m'ouvrait la porte en me disant entre donc As-tu amené tes sous, mon p'tit? Cela voulait dire qu'il donnait une leçon contre 5 dollars (toujours 5 dollars par leçon). Il devint la plus puissante influence sur ma façon de jouer. Je restais chez lui plus de huit heures, parfois douze (il me gardait comme invité aux repas). Il avait beaucoup d'élèves.

Je travaillais tellement sérieusement qu'il s'intéressa à moi. c'était un très bon professeur et je pris un grand plaisir à l'enregistrer, à recopier toutes les chansons ou morceaux de son répertoire. Je fis aussi plusieurs interviews de lui. Il était heureux qu'un de ses élèves s'intéresse autant à son style.

LD: Aussi bien que je m'en souvienne, il me semble avoir toujours vu Gary Davis avec une guitare J. 200 Gibson ou une Bozo 12 cordes. Peux-tu nous donner quelques détails concernant les cordes qu'il employait ou du moins leur 'tirant' (tension)?

SG: En effet, il jouait surtout sur ces deux guitares mais possédait aussi une Gibson 12 cordes et 2 banjos à 6 cordes. Ses cordes étaient des Médium Gauge (tirant moyen) sur la vieille J. 200 qui n'avait d'ailleurs pas tous ces petits trucs inutiles sur le chevalet mais juste un sillet en ivoire. Il attaquait très fort ses cordes qui étaient relativement hautes. On ne peut pas vraiment bien jouer avec des cordes trop basses.

LD: Tu as étudié prés de trois ans avec le révérend Gary Davis. Sans doute as-tu rencontré d'autres gens intéressants entre-temps?

SG: Après deux années de travail aux côtés de Gary Davis. j'ai ren­contré. en effet, d'autres bluesmen comme Mississipi John Hurt, Son House, Fred McDowell, Skip James et Dave Laibman. ce dernier étant plutôt un joueur de rag­time qui devait avoir beaucoup d'influence sur notre génération (à laquelle il appartient d'ailleurs).

LD: En tant que professeur, je sais que cela fait toujours quelque chose de savoir qu'un de ses élèves décide de prendre des cours supplémentaires avec un autre professeur, comment la chose se passait-elle avec Gary Davis?

SG: Très bien. comme je te l'ai dit, il était heureux qu'un de ses disciples s'intéresse tant à lui et se documente sur sa façon de jouer. Il arrivait à me présenter parfois jusqu'à huit nouveaux morceaux par leçon. Nous les écrivions et nous parlions aussi de la musique de la Caroline et de celle du Sud des États-Unis en général. Il voulait avant tout être l'un des meilleurs. Et il le fut! Il n'utilisait que deux doigts, toujours munis d'onglets, sauf pour certaines chansons comme « Candy­man » ou « Cocaïne blues ».

Quand je revenais de chez John Hurt, Gary Davis s'assurait toujours que je pensais qu'il était encore le meilleur. Et il me jouait des tas de vieilles chansons comme en interprétait John Hurt. Toutes ces chansons sont reproduites dans mon nouveau recueil « The blues guitar of Reverend Gary Davis» (Oak publications).

LD: Cela devait être bien agréable de pouvoir rencontrer et vivre avec tous ces pionniers de la musique d'aujourd'hui. Peux-tu encore nous donner quelques détails sur Mississipi John Hurt par exemple, pour ne parler que du plus connu d'entre eux?

SG: J'avais un ami, Tom Hoskin, avec qui je fis un voyage dans le Mississippi à Avalon. C'est là que nous découvrîmes John. Rien de plus facile que de le ramener à Washington chez Tom. Moi, je descendais les voir, avec mon ami Nick Pearîs (qui enregistre sur le label Blue Goose Yazoo Rec.) et nous passions notre temps à jouer. Lorsque j'ai habité la Californie (lors de mes voyages entre 1961 et 1966), Mississipi John Hurt resta avec moi.

Mais en vérité, Davis fut mon seul vrai professeur. A cette époque, je travaillais beau­coup d'autres choses aussi. J'avais beaucoup de disques de Chet Atkins et de Merle Travis. J'essayais d'en tirer tout ce que je pouvais. Cependant, mon intérêt se portait plus sur une musique plus simple avec moins d'accords... le blues, quoi Chet Atkins et Merle Travis jouent des chansons qui plaisent, mais on ne sent pas vraiment d'âme » dans ces morceaux, je crois que c'est le mot. On ne sent pas que ces gens là jouent avec leur coeur. Ils exécutent des morceaux fantastiques par leurs arrangements mais infects par leur nature. Évidemment, on ne peut pas généraliser comme ça et tout jeter dans un même sac ! Je ne trouve aucune comparaison entre l'arrangement de 'Black Mountain rag' et celui de "The boxer". Dans le premier, Chet a fait preuve de génie...

mais le second, c'est de la m... Il se contente de jouer la mélodie en picking sans mettre quoi que ce soit de personnel! En deux mots, pour moi, c'est exactement ce que les Français appellent de la soupe.

LD: Je ne suis pas tout à fait d'accord avec ce point de vue. Pour moi la musique, c'est une question de longueur d'ondes. Et, si l'on n'a pas le récepteur adapté à l'émetteur, ça ne sert à rien. Reste à savoir quelle est l'onde la plus difficile à capter! (Dès que Stefan et moi parlons de Chet Atkins, nous savons pertinemment que nous ne nous mettrons jamais d'accord.)

SG: En tous cas, il ferait mieux de mettre son énergie dans des compositions personnelles ou dans l'arrangement de vieux morceaux traditionnels Son style a d'ailleurs été porté plus loin par des joueurs de ragtime comme Dave Laibman. Dave a pris le coup de la basse alternée (boom-tchik, boom-tchik) et l'a adapté à une musique que j'apprécie plus.

LD: Quel âge a Dave Laibman?

SG: 33 ans, oui, à peu près 3 ans de plus que moi. Il a vraiment influencé énormément de gens. J'ai l'impression d'avoir des doigts de douze tonnes à côté des siennes tant sa « touche » est légère et tout en finesse. Je le connais depuis longtemps. Cela remonte à l'époque où nous habitions New York. Les musiciens étaient toujours en concurrence et chacun essayait de jouer un style différent. Par exemple, si quelqu'un jouait du banjo comme BilI Keith, l'autre jouait comme Don Reno, etc. Nous avions formé à l'époque un orchestre (un jug band) avec des gens comme Josuah Rifkin, John Sebastian, Marian Muldour, Steve Katz, Pete Segel (qui est maintenant un gros producteur chez E.M.l.). Josuah Rifkin jouait du piano dans le groupe. A titre d'anecdote, il avait fait un fantastique arrangement de "Mable's dream" pour le guitariste Peter Jacobson. C'était incroyable. Rifkin avait fait totalement l'arrangement pour guitare afin que Pete le joue. Ce morceau a été depuis enregistré par Gary Peterson. Mais Gary n'a pas enregistré l'arrangement complet tel qu'il fut écrit par Josuah. L'original avait beaucoup plus d'accords et de contrepoints.

Pour en revenir à Dave Laibman je dois souligner que la plupart des titres de mon album « Yazoo basin boogie sont des arrangements de son crû. Il a enregistré un disque chez Asch Records (importation Chant du Monde ou transatlantic) avec son cousin Eric Schoenberg « The new ragtime guitar ». Récemment, j'ai réussi à le décider à enregistrer un second.

LD: Je me suis laissé dire que tu avais joué avec Blood, Sweat and Tears à une époque et aussi avec Paul Simon.

SG: Pour ce qui est de Blood, Sweat and Tears, je n'ai jamais joué avec eux, si ce n'est en lever de rideau de leur spectacle (rires !). Mais pour ce qui est de Paul Simon, c'est vrai j'ai joué avec lui. C'était en 1972, je crois. J'étais en Angleterre. Un jour où j'entrais acheter quelques disques dans une boutique que je connaissais bien, on m'annonça: Paul Simon voudrait que tu l'appelles !». Je répondis: "Paul qui ?" Le vendeur répéta: "Paul Simon, de Simon and Gartunkel". Cela ne représentait rien pour moi. Je ne possédais même pas un de leurs disques. Je n'étais pas particulièrement friand de cette musique. Deux mois plus tard, de retour à Londres, Hanz, le vendeur, me dit: "Paul est revenu et il te cherche". Je me décidai à l'appeler et Paul m'expliqua: "C'est un secret... Je quitte Art Gartunkel et je veux monter un duo avec toi". Je lui faisais comprendre que cela me paraissait un peu étrange, car en fait, je ne le connaissais même pas. C'était au mois d'octobre. Je n'étais pas très enthousiaste, mais je lui promis de le rencontrer à Noël, à l'occasion d'un voyage prévu pour rendre visite à mes parents à New York. Noël arriva. Il avait bien entendu changé d'avis. Il me dit: "Faisons un groupe". Sa femme l'avait influencé à prendre cette décision, car elle pensait qu'il n'avait besoin de personne (au temps de Simon and Garfunkel. C'étaient ses chansons, son talent qui faisaient la popularité du duo).

Je l'ai donc aidé à l'élaboration de son premier album en soliste et je n'ai vraiment joué que sur une seule chanson « Paranoïa blues », qui est d'ailleurs le seul titre où lui ne joue pas. J'étais supposer aller à Paris pour l'enregistrer avec Stéphane Grapelli. Mais j'expliquai à Paul que c'était un peu ridicule car je ne joue pas comme Django Reinhardt. Je peux apprendre quelques « trucs » de ce fantastique guitariste, mais ce n'est pas véritablement moi, je veux dire mon style! Nous avons donc enregistré ce titre d'abord à Nashville, puis une autre fois encore à Los Angeles et enfin à San Francisco. Ils ont vraiment dépensé un fric fou pour cette chanson (et toutes les autres d'ailleurs !) et passé un temps incroyable. J'ai fait quatre fois le voyage Europe-Etats-Unis rien que pour ces enregistrements.

LD: Ça semble ahurissant quand on connaît les moyens offerts, en général, à la réalisation d'un disque. ici en France, par exemple. Mais il est certain que Monsieur Paul Simon vend aussi pas mal de disques. Cela doit être tout de même terrible de jouer avec un autre guitariste pour directeur de séance surtout que Paul Simon semble très bien jouer.

SG: C'est vrai. En plus, c'est un perfectionniste au studio. Il sait exactement ce qu'il veut et il rend la vie difficile aux autres musiciens. Il demande à chacun de jouer des trucs bien spécifiques (aussi bien au guitariste qu'au pianiste qu'au batteur). Chaque note sonne comme il le désire. Pour moi, c'est dans un sens une bonne chose, mais aussi une erreur. Car les musiciens ne doivent pas être des pantins. Lorsque l'on choisit des musiciens, il faut leur définir des cadres mais les laisser s'exprimer.

LD: Il y a un musicien que j'idolâtre et que tu connais bien pour avoir joué avec lui. C'est Big Jim Sullivan.

SG: Je m'entends très bien avec Big Jim. Nous avons joués ensemble et accompagnés Julie Felix. Il a aussi participé à mon album Hot dogs ». A titre d'information, il était encore il n'y a pas très longtemps guitariste de Tom Jones. Il est vraiment à la base du talent de bon nombre de guitaristes anglais (Jimmy Page, notamment...). Il peut tout jouer et il ne cesse de travailler et d'apprendre. Peut-être ferons-nous un album ensemble... le jour où nos calendriers s'harmoniseront!

LD: Au sujet de la musique du film Joe Hil

SG: Ah oui, la bande sonore de Joe Hil. J'ai juste utilisé le style blues traditionnel, beaucoup de bottleneck et un peu de ragtime. C'est un travail très intéressant parce que le réalisateur me disait seulement. Son rôle se bornait à raccourcir ou à allonger les interventions musicales et à les adapter aux différentes scènes du film. C'était vraiment bien.

LD: Nous avons jusqu'à maintenant plus parlé de ceux que tu aimes ou que tu as connu, que de toi. Alors, si tu veux bien quelques questions techniques. Tout d'abord quelles furent tes premières guitares?

SG: La toute première fut une Harmony à cordes en nylon. Et puis je me suis payé une superbe Gibson demi-caisse électrique. Je ne me souviens plus exactement de la référence, mais ça devait être quelque chose comme ES 335. Après, je fis l'acquisition d'une vieille Martin 0021 qui appartenait à Gary Davis et puis d'une Martin 00028 à 12 cases avec filets en Herringbone, et puis d'une J. 200 Gibson comme Gary Davis.

LD: Tu possèdes aujourd'hui une collection stupéfiante de vieilles guitares toutes plus rares les unes que les autres. J'ai entendu parler, comme tout guitariste, d'une énorme différence entre la qualité des vieilles Martin d'avant-guerre qui ont fait la renommée de la marque et des nouvelles Martin. Les tiennes, qui m'ont semblées légères comme des plumes, ont des manches vraiment fantastiques et une très riche sonorité, difficilement égalable.

SG: En effet, les seules bonnes guitares sont, pour moi, celles qui ont été faites avant la guerre, entre 1900 et 1945. Avant cela, les guitares du 19 siècle étaient trop délicates. Et les guitares construites après-guerre sont trop "expédiées". En fait, ce qui se passe, c'est que les vieilles guitares Martin avaient une structure interne très fine, le barrage et le reste. Martin eut des problèmes après la guerre, lorsqu'ils commencèrent à vendre beaucoup, parce que la table d'harmonie se bombait derrière le chevalet, à cause de la tension des cordes. Et au lieu d'expliquer aux gens par des publicités que c'était normal (chez Martin, on m'a expliqué que c'est même une chose désirable), ils se sont bornés à renforcer leur construction.

De toutes façons, il y a aussi le problème des bois de qualité dont l'approvisionne­ment diminue de plus en plus. Mais, une nouvelle Martin faite d'un bon bois peut être améliorée en l'allégeant. Les éléments du barrage peuvent être affinés et réduits par un spécialiste.

Enfin moi, j'ai surtout des vieilles guitares. La meilleure d'entre elles est une OM 45 Martin. OM signifie "Orchestra Model" c'est une rare variété des 00045. Elle a un manche relativement large, idéal pour le finger-picking. C'est elle que j'utilise pour la plupart de mes enregistrements, mais elle est tellement bonne que je suis parfois obligé de l'abandonner passagèrement pour être sûr que je sais encore jouer sur une autre guitare. On peut se procurer une Martin 000 assez facilement, si on en a les moyens. Si vous en cherchez une vieille, abandonnez tout de suite J'ai obtenu la mienne il y a 9 ans chez John Lundberg à Berkeley en Californie. C'est vraiment le roi pour dénicher une vieille guitare et éventuellement la retaper. Il y a 9 ans, mon OM m'a coûté 1 200$ (6000 francs). Aujourd'hui, elle est d'une valeur inestimable aux U.S.A. et peut-être pire en Europe. Elle fait partie des modèles introuvables. Il y en a eu seulement 49 de construites et je n'en ai rencontré que 3 en dehors de la mienne, dans toute mon existence. Lors de mes tournées, je ne me ballade jamais avec cette guitare et c'est pourquoi il a fallu que je me cherche une seconde bonne guitare. J'ai ainsi trouvé une Euphonon de 1930. Une guitare faite à Chicago par les gens qui fabriquaient les guitares Mauer. C'est un instrument entièrement en érable avec un manche de style jazz qui rappelle un peu celui de la L5 Gibson.

Et puis je détiens une vieille Gibson J. 45 de 1940. C'est elle que j'ai utilisée dans mon "Live album". Sa caisse est en palissandre. J'ai d'autres Martin aussi, dont une OM 28 Sunburst des années 30. Elles ne furent fabriquées qu'entre 1929 et 1933. Le manche de la mienne est triangulaire derrière comme celui de mon OM 45. L'angulation n'est pas tout à fait la même malgré tout. Cela doit venir du fait qu'elles n'ont pas été faites par la même personne. J'ai conservé également ma 00028 de 1920. C'est un modèle à 12 cases. Les incrustations de ma D 28 ont été faites à Nashville dans la boutique G.T.R., par Rusty Woods. C'est un réparateur de guitares assez réputé aux U.S.A. La table était abîmée, alors il l'a revernie en dégradé (sunburst), a mis des incrustations de D 42 et a incrusté un 'arbre de vie' sur la touche. Il l'a aussi rendue identique aux D 28 d'avant-guerre en affinant le barrage. Le manche est étroit et je n en joue pas souvent. "L'arbre de vie" a été copié sur les guitares Washburn. Mais il y a de nombreuses sortes d'arbres de vie. Ce n'est pas une très bonne chose en soi que ces incrustations, parce que si la guitare a besoin d'une réparation sur la touche, vous risquez d'avoir des problèmes. Vraiment, je ne le recommande à personne. Je l'ai fait parce que j'ai beaucoup de guitares et que je voulais me payer une petite folie. Peut-être pourrais-tu me la racheter, c'est vraiment une guitare faite pour toi J'oubliais. Pour jouer en bottleneck, j'ai deux Stella, une 6 et une 12 cordes.

LD: C'est dans celles-là que tu as fait mettre une tige en acier et changé la touche?

SG: Les guitares Stella sont de très vieilles guitares qui étaient vendues souvent par correspondance par Sears Roebuck (un grand magasin). Les gros modèles de la gamme étaient construits de façon économique, eux aussi. En particulier les manches. Quand j'ai acheté ma six cordes, elle avait une touche en pin au lieu d'ébène ou de palissandre. Bien sûr, elle s'est creusée. J'ai remédié à cet inconvénient en mettant une touche en ébène. Sur la 12 cordes, ça a été un peu plus compliqué parce que j'ai dû ajouter une barre d'acier en renforcement, à l'intérieur du manche (du type de celle des Martin). ,il n'existe rien de plus puissant au monde que ma Stella 6 cordes.

LD: Comment utilises-tu tes doigts?

SG: J'ai deux styles. Lorsque je joue dans le style de Gary Davis, j'utilise des onglets, ainsi que lorsque je joue en bottleneck. Ou bien je joue avec la pulpe de mes doigts comme John Hurt ou d'autres bluesmen pour le reste. Peu de gens utilisent leurs ongles et obtiennent un bon son. Trop de basses et de faibles aigus. Il faut vraiment bien maîtriser son instrument pour jouer proprement avec des ongles.

LD: Joues-tu d'autres instruments que la guitare?

SG: Oui, du banjo et un peu de mandoline - j'ai une vieille Gibson - comme en joue Yank Rachell (toujours partenaire de Sleepy John Estes). Ry Cooder joue beaucoup de Yank Rachell sur ses disques, ou plutôt à la façon de Yank. Sur le banjo, je joue dans le style "Frailing", comme Doc Bogg ou Art Ro senbaum.

LD: Revenons à la guitare et plus exactement à la musique que tu composes ou adaptes. Il semble que tu aies abandonné l'arrangement de ragtime pour piano à la guitare et que tu en soies venu à jouer plus de la musique dans son sens large et général qu'un style en particulier.

SG: Je plains sincèrement les gens qui se cantonnent dans un style spécifique. J'ai étudié les styles de guitare des différentes régions d'Amérique et je me suis documenté comme si je devais valider une thèse à l'université. De là, j'ai essayé d'obtenir une sonorité propre dédiée au monde de la musique en général. Ces gens qui essayent d'être des guitaristes de ragtime blancs ou des chanteurs de blues blancs ne m'intéressent pas. Ce sont des objets sans vie.

LD: Lorsque tu composes, comment cela se passe-t-il ? On se pose souvent la question, Cela lui vient-il spontanément ou travaille-t-il par épisodes?

SG: Je compose de la façon dont Reverend Gary Davis m'a appris à jouer. Vous vous levez le matin et la guitare est là, à portée de la main. Sur les lits, sur les chaises, des guitares partout dans la maison. Et puis, vous jouez. Ce qui arrive dépend surtout du moment. Parfois ça sort tout seul et tout semble être là en vous et d'autres fois il faut travailler et améliorer au fur et à mesure. Quand j'ai fini de composer un morceau, je ne l'écris pas tout de suite. Heureusement, je les enregistre, car sinon j'aurais déjà oublié les premiers morceaux que j'ai composés. Mais, je prends ça comme un signe favorable ! Si on oublie ce que l'on a composé, cela signifie que l'on fait vraiment quelque chose, que l'on évolue. Sinon, c'est que l'on devient sénile.

LD: As-tu une technique particulière de main droite en dehors de l'utilisation des onglets pour certains morceaux et leur absence pour d'autres? Je veux dire, y a-t-il une constante dans ton jeu de main droite?

SG: Une technique particulière.., non. Mais il y a toute de même une chose importante au sujet de la main droite. Une chose à laquelle les gens ne font pas toujours attention. Les meilleurs guitaristes que je connaisse, Dave Laibman, le reverend Gary Davis, Martin Carthy, Bert Jansch, font tous un truc apparemment pas très catholique et qui l'est pourtant lorsque l'on joue du folk. Ils appuient tous leur petit doigt de la main droite sur la table d'harmonie (sur la plaque de protection) de la guitare. Cela vous donne un support et plus de punch à votre jeu. Je n'ai jamais entendu quelqu'un obtenir la même sonorité sans le faire, qu'il s'agisse même du plus grand des guitaristes classiques ayant la plus grande maîtrise possible du jeu de sa main droite. Bien sûr, sur les guitares à cordes en nylon, la table est bien plus délicate et il n'est pas recommandé d'appuyer dessus sous peine d'affecter la sonorité de l'instrument

LD: Combien d'heures de pratique consacres-tu à ton instrument chaque jour?

SG: De pratique pure, pas une minute. Le tout est d'aimer son instrument. Si cela ne vous dit rien de travailler vous y forcer est très mauvais. Après un concert, il m'arrive parfois de ne pas jouer pendant une semaine. Mais quand je m'y remets, avec plaisir; alors je ne compte pas les heures! D'ailleurs, mon vrai plaisir est d'improviser, sans idées, sans travail bien définis. Sur scène, je n'improvise pas vraiment si ce n'est ma façon de présenter les titres. Quoique même dans ce domaine, on soit obligé de se répéter lorsque les concerts se suivent de trop près. L'endroit où j'aime bien improviser, c'est le studio. Mon Blues for Sam, pour ne citer que lui, fut entièrement improvisé au studio. Je suis incapable de le rejouer maintenant de la même façon que j'étais incapable de le jouer le jour précédent l'enregistrement. C'est un des aspects excitants du jeu de la guitare.

LD: Nous n'avons pas encore vraiment parlé des recueils que tu as écrit.

SG: Oui, j'ai écrit toute une série de bouquins sur les styles de guitare de différentes régions des Etats Unis. Entre The Delta blues The country-blues, TheTexas blues (en préparation), Ragtime blues guitarists

Tous parus chez Oak Publications. J'ai aussi enregistré des leçons sur bandes et disques. C'est ainsi que j'ai des élèves jusqu'au Japon et les îles du Pacifique. Tu sais, au sujet du morceau Mississipi blues j'ai été le premier à le transcrire et l'enregistrer (sur 'How to play blues Guitar'TRA 1113). Je l'ai appris à Eric Clapton et à des tas d'autres. Et je suis sûr que tous les guitaristes de rock le connaissent, mais qu'aucun d'eux n'a jamais entendu parler de son premier interprète, Willie Brown.

LD: Venons-en maintenant au business. Un business au service de la musique, puisque ton propre label, que tu as mis sur pied avec Ed Denson, vise à faire connaître des tas de super guitaristes, rien que des guitaristes d'ailleurs.

SG: Notre compagnie - Kicking Mule Records - est en effet un business un peu bizarre. Aux Etats Unis, si un disque ne se vend pas à 35 000 exemplaires, c'est une catastrophe. En Angleterre, au-dessous de 5 000, c'est assez mauvais. Nous, si nous en vendons 300, nous sommes heureux! Nous ne mettons sur disque que la musique qui nous semble valable et que les grosses compagnies ne toucheraient jamais. Il y a tellement de bons guitaristes aux U.S.A., Steve Mann, Woody Mann, Dave - encore lui - et tant d'autres! tous faisant des choses fantastiques en guitare acoustique et transmettant la flamme de la guitare américaine. C'est vraiment une chose normal américaine que cette guitare.

LD: Ne parlons pas de la France, mais dans tout ça, que fais-tu des guita­ristes anglais tels que Bert Jansch, John Renbourn, John James, Pete Berryman, etc...

SG: Oui, bien sûr, ce sont des exceptions, mais tant de guitaristes se contentent de copier le son américain. C'est simple à comprendre. La guitare américaine est excitante. Quoi de plus fantastique que d'écouter jouer Doc Watson, John Hurt, James ou Charlie Patton. Bien sûr John et Bert jouent de la grande musique, mais ce n'est pas excitant d'un point de vue purement guitare. Ils ont plutôt un son personnel.

Mais prenons plutôt la musique en général.. Je crois sincèrement que c'est elle qui fait se briser les barrières raciales par exemple. Mon cousin Steve Grossman joue avec Elvin Jones. Le fameux batteur, Elvin, est Nègre. La formation comprend deux éléments juifs et un bassiste italien. Il s'avère aujourd'hui que le Blanc peut aussi bien jouer le jazz que le Noir. Il n'y a plus de place pour le chauvinisme racial entre musiciens.

C'est la même chose pour les barrières entre le jazz, le rock, le folk ou le classique. On me dit parfois que mon Requiem est une pièce classique. Qu'est-ce que cela veut dire au juste? Je joue de la musique, un point c'est tout! C'est pourquoi je passe d'un rag à un blues... en passant par un morceau jazzy à moi ou un morceau classique à moi. Bien sûr, ça complique les idées aux critiques qui ne savent plus quoi écrire et qui vont même aller jusqu'à attaquer pour cacher leur incompréhension et leur impuisance devant les choses non délimitées ». Et on trouve ainsi des absurdités comme sans surprise ou manque total d'unité dans les styles et les sonorités il se cherche etc. C'est l'apanage même des mauvais critiques! Ceux qui n'y connaissent rien et feraient mieux de parler du cours de la pomme de terre en Patagonie. Évidemment, cela pose des problèmes au niveau de la promotion. Les barrières existent encore dans l'esprit des gens, y compris les musiciens qui devraient s'ouvrir aux différents styles plutôt que de s'enfermer dans un seul.

LD: Je suis heureux de t'entendre dire tout cela car je lutte pour ça, ici en France. Et ce n'est pas toujours drôle car ici les barrières sont du genre Mur de Chine... si tu vois ce que je veux dire!

SG: Bah! Tout vient à point qui sait attendre!

LD: Nous avons eu récemment le grand plaisir de voir sortir ton dernier album en pressage français, avec tablatures et textes en français.

SG: Oui, il faut dire que c'est grâce à toi si les explications du livret sont en français.

Le Disque: Pas trop de fleurs puisque c'est réciproque pour moi à l'étranger. Enfin, peux-tu nous citer tes disques déjà parus sous divers labels et éventuellement de tes projets en matière de disque.

SG: Mon premier disque, c'est How to play blues guitar ». Il était d'abord sorti sur Elektra aux Etats-Unis. Puis, j'ai rapatrié la bande en Europe et il est maintenant disponible sur le label TRA chez Transatlantic (distribution Sonopresse). Je l'ai enregistré avec ma vieille amie Aurora Block. Ensuite Aunt Molly Murray's Farm chez Sonet. J'ai enregistré aussi un album avec Dany Kalb Cross cur­rings, sorti chez Cotillon. Le suivant fut Yazoo basin boogie. Ce fut le premier chez Transatlantic. J'ai fait trois albums avec un groupe derrière mois Ragtime cow-boy jew Those pleasant days. Je chantais surtout sur ces albums. La réaction fut mitigée. Alors le suivant fut à nouveau instrumental et avait pour nom Memphis Jelly Roîl. Celui qui est sorti en France, c'est Finger picking guitar.

En ce qui concerne mes projets, j'envisage un album en Bottleneck serenade un How to play ragtime guitar

LD: As-tu un conseil particulier à adresser à tous ceux, de plus en plus nombreux en France, qui travaillent tes disques et des recueils de tablatures?

SG: Oui. Ils doivent surtout écouter. Car la musique que j'enseigne est une vieille musique, du blues, du ragtime et pour moi, il me semble ridicule d'apprendre un morceau de John Hurt sans jamais l'avoir entendu jouer. Ça, mê­me le solfège ne pourra jamais le transcrire.

Propos recueillis par MARCEL DADI